Lumière crépusculaire. Brise humide. Des violons entament une valse. Sous un saule gigantesque, Morgane virevolte contre un corps musclé et froid. Elle ne réfléchit pas, ses pieds connaissent les pas. Un bras enlace son corps tandis qu'une main puissante la guide en rythme à travers un drôle de jardin. Elle cligne des yeux. Elle est si bien ici, avec lui. Elle ne voudrait être nulle part ailleurs. Une brume épaisse et basse les enveloppe par intermittence, alors que le couple quitte le saule et s'élance sous la pluie battante. Il repousse une mèche dégoulinante, mais bientôt, les cheveux de Morgane lui collent au visage. Est-elle toujours jolie ? Sûrement que oui, car il prend son visage entre ses mains et ses lèvres frémissent. Sous son masque, elle devine un visage fin et tendu. Un éclat passe dans ses grands yeux noirs, où elle voit se lever le soleil. Il est si beau… Alors qu'ils tournent et tournent encore, Morgane sourit. Elle l'avait attendu si longtemps et enfin, il était revenu.

Cette Brume qui entoure notre Cité forge les limites de notre territoire et a fait plier notre entêtement à vouloir toute sorte de liberté. S’il en a existé une forme ici. Nous nous éveillons à la nuit, comme d’autres reviendront à eux-mêmes avec l’aube. Cet état des choses semble complémentaire. Nous, nous ne connaissons pas les brûlures subies lors du lent passage du soleil dans le ciel. Mais nous avons du nous adapter et veiller sur chaque étincelle présente au coeur de cet abîme, de ce chez soi dont nous ne nous souvenons plus du nom. Étrange organisation, étranges stratagèmes. Tout mal est devenu tradition et notre volonté d’ailleurs est telle une chimère dont la fureur passionnée s’est perdue dans les méandres d’un cycle sans fin. Un jour, oui, un jour, une seule goutte rompra l’harmonie et créera un courant aux ravages ineffables. C’est peut être ce que j’attends, finalement, malgré toute la sagesse mise à l’oeuvre par nos dirigeants. Ou par ceux-là même qui confondent stabiliser une situation avec le fait de tourbillonner dans la boue.

Une vie paisible, avec un tumulte absent en notre Cité mais qui serait bien présent dans d’autres nations. C’est que l’on nous assure. C’est ce sur quoi repose cette balance géographique et surtout magique. Alors pourquoi ? Pourquoi mon esprit, dont on ne daigne réfuter la vivacité, n’est pas puni pour son amusement face aux propos toujours évanescents, promettant moult changements et potentielle ascension si on leur apporte du soutien ? Sans doute… Sans doute est-ce du au refus des autres de déployer en coeur une onde flamboyante qui submergerait nos chefs, ainsi qu’une marée. Le fleuve sacré nommé Styx serait alors une vague aux reflets ocres, emplie de tourbe mêlée à l’humus aride de nos terres. Et la seule brise valable pouvant balayer tout cela serait le fruit de l’envol d’un phénix vers une voûte céleste iridescente.

Voilà mon avant-propos. Voici les termes de mon existence. Même lorsqu’il pleut, comme c’est le cas présentement, nous ne pouvons rester dans nos lits. Je fais partie de ceux qui recherchent des objets de valeur, des commandes faites par les hauts dignitaires de la ville. Il est hors de question de refuser un contrat, car il est hors de question de mourir de faim. J’accueillerai volontiers la pluie en ouvrant la bouche, mais je sais déjà quel goût elle a : celui des cendres tenaces de la nuit. Je suis devant l’immeuble où je réside. Je me suis éveillée plus tard que prévu. Il m’a fallu me préparer en grande hâte. Une fois dehors, je ne fixe plus la Brume environnante. Je sais qu’elle est toujours là. Je cherche plutôt des yeux un émissaire seul, envoyé par un Maître qui veut mettre la main sur tel ou tel objet. La Cité est grande et fourmille de désirs à satisfaire. Je me fiche de qui veut quoi tant que j’ai ce que je désire. La pluie s’intensifie tandis que j’avance vers un homme filiforme. Seuls ses vêtements trahissent son appartenance à une caste plus élevée que la mienne, sinon on pourrait dire qu’il meurt de faim. Ses premières paroles sont mielleuses et je me retiens de grimacer de désapprobation.

   Savoir. Plus que savoir, être sûre. J’ai beau toucher le métal au-dessus de ma couchette, en sentir le froid et la douceur, je ne suis pas certaine d’être là. Alors oui, je donne le change. A l’extérieur, mon trouble ne transparaît pas. Je peux sourire et maintenir tout échange. A l’intérieur,… c’est tout autre chose. J’ai beau prétendre que ces sujets de conversation m’intéressent, il n’en est rien. Je suis l’ombre d’une créature qui ignore ce qui existe et ce qui n’a jamais été. Et ne sera jamais. Une ombre affamée de compréhension. Je donnerais n’importe quoi, à n’importe qui, le plus tôt possible. Même si la réponse la plus dure à obtenir n’est liée qu’à des questions qui posent de nouvelles interrogations : à qui faire confiance ? Comment déterminer à qui faire confiance ? Puis-je m’écouter ? Mon instinct est brouillé. Pas éteint pour le moins du monde, plutôt en alerte. Constamment en alerte ici. Et là-bas.

   Il y a des regards réguliers que je qualifie de suspicieux, de dérangés. Est-ce un miroir face à mon intériorité ou… ? Une partie de vérité ? Les autres sont là, à me dévisager, à murmurer que je suis follement atteinte de quelque mal. Alors oui, l’inacceptable devient une solution : une drogue aux effets imprécis mais qui, dit-on, atténuerait mon questionnement. Me permettrait de me concentrer sur le lieu où je me trouve réellement. Cela m'effraie, m'indispose. Il faut que je prenne une décision avant que mon état empire. S’avoir pour ennemie intime… Je vois de manière claire cette colline verdoyante où j’aimais m’allonger et sentir la brise caressait mes bras nus et faire voleter mes cheveux. Mes vêtements en lin clair étaient alors si agréables. Je ne portais pas ma blouse. Je l’avais laissée sur le dossier de la chaise, celle près du bureau surchargé de parchemins et d’objets dont je ne me rappelle plus l’utilité.

   Il est déjà dix heures du soir malheureusement. Je suis loin, très loin de toutes belles manifestations de la nature. Si, j’en ai réellement connu. Ces deux réalités s’opposent dans mon esprit et pourrissent mes pensées de doutes et de craintes. J’ai perdu la qualité de discerner un seul et unique monde. D’où viens-je réellement ? De ce territoire prisonnier d’une Brume nous narguant avec des créatures tout droit sorties de nos pires cauchemars ? Ou de ce pays au ciel bleu et diurne, où j’avais une mission et des possessions nobles ? Car je me dois maintenant de courir après des objets, je traque même les trouvailles des autres, tant qu’elles m’apportent nourriture et petit confort. D’où viens-je ? D’où vient ce problème ? Je pourrais appartenir à ces deux lieux, l’un si heureux, l’autre si terrible. Non, je dois décider, choisir. Tant que je ne le fais pas, je serai doublement derrière des barreaux : ceux de la Brume et ceux de ma chair.

   Voilà que cela se calme. J’ai déjà vécu cet apaisement momentané. Mais tout revient toujours, de même que l’éveil lors de ces nuits. Nous sommes bien maudits. Je suis dépassée par ces sensations qui me reviennent sans que je ne puisse rien y faire.. Quelle est cette punition ? Je tourne et vire dans mon lit une place. Ai-je les yeux ouverts ? Je ne me fis pas à ces impressions, ce ressenti, et je repars encore quand mon ventre gronde. Il faut bien que je me nourrisse. Je sors de ma couchette dans cette chambre minuscule que je partage avec trois autres personnes. Je suis seule. Je suppose que le réel a décidé ainsi de se révéler à moi. Encore faudrait-il que je puisse l’accepter une bonne fois pour toutes.