Les deux garçons s'arrêtèrent au rebord de la petite falaise, voyant un bâteau s'approcher rapidement d'eux.
─ Aiden... Qu'est-ce que c'est ?
─ Un bâteau...de pirates ?
Un drapeau noir virevoltait à l'extrémité du mât, laissant apercevoir un drôle de symbole dessus : un crâne humain avec une étrange langue pointue sortant de sa mâchoire. Un grand homme avec un tricorne s'approcha du ponton pour s'adresser aux deux princes.
─ Oyé, oyé. Nous voici, le plus grand bâteau pirate jamais conquit sur ses mers, le célèbre El Depacito !
─ Pishtaco, corrigea l'un de ses matelos.
─Pardon ?
─ On s'appelle, El Pishtaco.
─ A oui, c'est vrai. Le célèbre El Pistacho !
Le reste de l'équipe soupira, l'un d'eux ricana même un peu plus loin, mais aucun ne releva à haute voix cette faute.
─ Bon, c'est déjà mieux, murmura l'un des hommes dans un coin.
─ Et donc je disais, nous sommes là afin de voler vos biens.
─ On n'a pas de biens, répondit Loan, ne comprenant sans doute pas la gravité de la situation.
─ Eh bien messieurs, nous n'aurons d'autres chois que de vous kidnapper et demander une rançon à... Vous êtes bien de sang royal ? Vous êtes drôlement bien habillés, je trouve.
─ Ou-
─ Pas du tout ! le coupa Aiden, posant sa paume contre la bouche de son ami pour qu'il cesse de prononcer le moindre son. Nous ne sommes que de vulgaires voyageurs ayant trouvé ces habits par hasard. Rien de plus.
─ Oh. Je vois. Savez-vous s'il y a des trésors dans les parrages ? C'est que nos cales ne sont pas encore pleines.
Ce capitaine étant sans doute le plus étrange présent sur ses eaux mais il n'en était pas forcément moins dangereux. Il fallait s'enfuir le plus rapidement possible et ne pas risquer une nouvelle mésaventure. Ils en avaient bien assez vécus, ces derniers temps.
─ Nous sommes navrés mais comme je le disais, nous somme de simples voyageurs. Nous ne connaissons que très peu les environs.
─ Ça veut dire quoi « El Pi... » votre nom, quoi ? Demanda Loan, n'ayant visiblement pas compris que le but était d'écourter cette conversation au plus vite.
─ El Pishtaco, repris le matelos qui avait corrigé son Capitaine, est une horrible créature de la culture péruvienne. Notre but est de répandre la terreur à travers les continents.
─ Péru-quoi ?
─ On vient du Pérou.
Aiden réprima un rire, n'arrivant tout simplement pas à prendre au sérieux les mots « Pirates » et « Pérou » dans la même phrase.
─ 'connais pas.
─ Evidemment que tu ne connais pas Loan, t'as été enfermé dans une tour pendant des années. Tu n'as pas la moindre idée de ce qu'est le Pérou ou quelconque autre pays ou culture à part celle de ta chambre.
Le Capitaine tiqua à cette nouvelle information.
─ Enfermé dans une tour ? Donc... Vous êtes bien un Prince !
─ Et mince...
Aiden se gifla mentalement.

Depuis la nuit des temps, les êtres différents ont toujours été persécutés. Que ce soit à cause d'une divergence physique ou d'une divergence mentale, les différents sont montrés du doigt, moqués, harcelés, torturés par la généralité. La différence effraie l'Homme, alors il essaie de la faire disparaître. Devant l'incapacité de changer le fondement même de la nature humaine, Arjen van Denktraal trouve alors l'unique solution : Gaby-00, le premier être humain neutre, fabriqué à l'aide d'un sondage effectué sur tous les hommes, qu'ils soient considérés comme « différents » ou « dans la norme ». L'objectif est de gabyfier l'intégralité de la population pour lui permettre d'acquérir la Neutralité Absolue.

Ainsi, plus de guerres, plus de persécutions... Et plus de différences.

         Et s'il n'y avait jamais eu de princesse ? Si, après avoir terrassé le dragon est monté les escaliers de la plus haute tour, le valeureux prince n'avait pas trouvé une charmante princesse endormie mais au contraire, un autre prince, enfermé depuis des années ? Et si la fin n'était pas « Et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants » ? S'il n'y avait pas de « happy end » ? L'histoire aurait-elle malgré tout un sens ?
         Les contes pour enfant sont remplis de princesses en détresse qui attendent d'être sauvées par leur beau prince charmant qui finissent par tuer la méchante sorcière. Mais dans la réalité, toutes les princesses n'ont pas besoin d'être sauvées et savent se battre, des princes sont en danger et ont besoin d'être secourus, les méchants peuvent parvenir à leur but et tuer les innocents.

         Avant de partir dans sa longue quête, Aiden ne s'attendait pas à tant d'obstacles. Il pensait qu'à la fin du conte, les gentils gagnaient toujours sans trop de difficultés. Il rêvait d'une vie paisible auprès de sa demoiselle comme cela se passait dans les histoires qu'on lui lisait avant de s'endormir. Il voulait croire que tout se terminait toujours bien.

Avant de sortir de sa prison, Loan n'imaginait pas que la vie était si compliquée. Il se disait qu'il sortirait un jour de cette tour et qu'il vivrait heureux auprès de sa famille. Qu'il retournerait dans son beau et grand château, libéré de sa cage. Il rêvait d'être libre comme on lui a promis.

Il passa une main dans ses cheveux déjà désordonnés, et tenta de reprendre son souffle. Rien qu’à l’idée de se retrouver à nouveau seul sur la grande estrade, en face de tous ces visages qui semblaient danser devant lui tels des flammes de bougie, mais sans aucune préparation, cette fois-ci, il sentait la panique le submerger. Il avait envie de vomir, en s’imaginant cette ronde des visages se mouvoir et l’encercler, sans lui laisser aucune possibilité de fuir.

- Ce n’est pas simplement de la timidité, déclara le jeune homme. Tu vois ce qu’est un pishtaco ?
- Il ne me semble pas.
- C’est une créature qui provient des croyances péruviennes, qui tuent les êtres humains en mangeant toute leur graisse.

Le technicien hocha la tête, ne comprenant pas ce que cela avait à voir avec leur discussion.

- Chaque fois que je dois parler en public, chaque fois que je dois faire quoi que ce soit en société, j’ai l’impression d’être entouré de pishtaco. C’est comme si je sentais leur présence autour de moi en permanence, et que, quoi que je fasse, ou que je me place, ils m’encerclent, et il n’y a rien que je ne puisse faire pour leur échapper. Il y a des milliers de pishtaco autour de moi, tout le temps, et ils aspirent toute mon énergie, toute ma force, tout ce qui fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Ils ne me laissent aucun répit, et continuent de tournoyez autour de moi comme des oiseaux de malheur, me vidant de toute ma volonté, de toute mon ardeur, de toute ma détermination, jusqu’à ce que je ne sois plus rien qu’un fruit desséché et amère, posé sur le bord de la route.

Jackson le regardait comme s’il n’avait pas compris un mot de ce qui venait de sortir de sa bouche. Peut-être après tout ne le pouvait-il pas. C’était facile, pour lui. Il paraissait toujours confiant, toujours sûr de lui, à chaque instant. Lorsqu’il l’apercevait, Arjen n’avait jamais l’impression qu’il était apparu à cet endroit sans savoir exactement pourquoi.

- Ce que je veux dire, c’est que quand je suis face à un public, à des personnes qui m’écoutent, peu importe que je sois censé être celui qui dirige l’assemblée : j’ai l’impression de me faire dévorer vivant.
- Enfin, Arjen…

Quoi ? avait-il envie d’hurler. Pourquoi tu dois toujours faire comme si tu savais mieux que moi ce que j’ai envie de dire ?

Mais il n’en fit rien. Il ne prononça pas un mot, car il avait déjà l’impression d’avoir assez parlé pour aujourd’hui.

- Je pensais que c’était clair, reprit Jackson.
- Je suis peut-être le pishtaco, c’est ça que tu veux m’entendre dire ? Tu veux m’entendre dire que tout ça, ce que je ressens, c’est uniquement de ma faute ?

Il s’agissait probablement de la vérité. Peut-être qu’il était le pishtaco. Peut-être qu’il se faisait cela à lui-même. Peut-être que c’était lui-même qui aspirait la moindre de ses forces, et que c’était lui-même qui s’empêchait d’aller de l’avant.

- Bien sûr que non. Tu es un vampire.
- Les pishtaco aussi sont pâles, le contredit Arjen.
- Il n’empêche que j’ai raison. Tu es un vampire. La preuve, tu te promènes sur un toit à quatre heures du matin.