La taverne était miteuse, mais le groupe envoyait la sauce. Amarine secouait la tête en cadence, et Granc’ar sifflait son approbation à la fin de chaque chanson. Lueva elle-même, pourtant rebutée par les grandes arabesques tondues dans les fourrures des musiciens, ne pouvait s’empêcher de taper discrètement du pied. La musique débordait d’énergie et la jeune louve au pelage d’un rouge feu chantait divinement bien. Bien que le batteur mène un train d’enfer sur ses steamtomes, elle tenait la cadence, et montrait le chemin à la steamtare déchainée. Sa voix, rendue rauque par l’atmosphère enfumée, crachait son envie de vivre : « pousse pas trop loin, dégage de mon chemin. Parce que je reviens… »

Erlèv se leva quand la porte s’ouvrit. La petite bouille friponne de sa nièce apparut dans l’entrebâillement. Elle fronçait les sourcils sous l’effort, le battant pesant certainement plus lourd qu’elle. Elle parvint néanmoins à se faufiler entre les deux vantaux, abandonnant au passage son bandeau à l’ouverture vorace. Elle courut dans les bras de son oncle, ponctuant sa longue course d’un : « Tontoooooooooon ! ». Erlèv la souleva lorsqu’elle arriva à sa hauteur, et la fit tournoyer avant de la reposer sur le sol. « Alors Amàlie, quoi de neuf ? »  « Huit, hahaha », lui répondit l’effrontée. Erlèv sourit, mais cela dura peu. La porte s’ouvrit à nouveau, laissant le passage à un personnage bien plus calme, maussade et hautain. Le comte Garlàn se payait d’une petite visite à son fils, et si celui-ci adorait sa nièce, les rapports avec son père étaient tout autres.

Sourn’ fut étonné de voir l’élémentaire revenir, surtout affublé d’un grand chapeau. Ce n’était qu’un banal chapeau noir, mais les élémentaires n’étaient généralement pas portés sur… ben sur le port de vêtements. Sa face de magma, craquelée et humanoïde, soulignée par une eau écumeuse qui lui faisait comme une grande barbe blanche se pencha vers le crocodyl. Il murmura dans un souffle :
- La magie possède une couleur. C’est un genre de violet tirant sur le jaune.
Sourn’ eut un sourire crispé.
- Bravo, belle imagination, mon vieux. Reposez-vous un peu, vous l’avez amplement mérité.

« Halte-là ! »
J’arrête la jeune femme qui est devant moi. Elle semble avoir mon âge. Prête à jouer le jeu, elle attend, souriante, que je commence mon pitch.
« Je me présente, je m’appelle Ulysse !
- Sérieux ? me répond-elle d’un bel accent - Turc ? Allemand ? un peu des deux ?
- Pas de blague sur les prénoms, ok. Tu t’appelles comment d’ailleurs ?
- Melek.
- Bon, j’avoue, le tien est plus joli.
- Non mais j’adore Ulysse, c’est génial ! Faut oser, mais c’est très cool. Et du coup tu joues L’Odyssée ou bien ?
- Non, quand même pas. Non, avec mes copains, là-bas, on joue une pièce de théâtre qui se passe en Irlande. Cinq amis d’enfance se retrouve dans le pub où ils ont vécu de grands moments et font le bilan de leur vie. »
Elle continue de me scruter sans se départir de son sourire.
« Bon je ne le vends pas très bien, je te l’accorde. Mais c’est une belle pièce : ça parle d’amitié, d’amour, de rupture. On se pose des questions : comment changer le monde, comment s’aimer après des années de silence, comment exister sans ceux qu’on a aimé.
- Ca a l’air bien… Ca me dit bien.
- Je te laisse le tract. Et même si tu ne viens pas, merci de m’avoir écouté ! »
Je la regarde filer. C’était surement ma plus mauvaise présentation. Soit c’était la fatigue, soit c’était l’annonce du théâtre, qui nous a appelé il y a une heure pour nous dire qu’il avait quarante réservations pour A vie de tempête. Du coup, je pouvais me permettre un peu instant de faiblesse.
Je me retourne et cherche Joe du regard. Celui-ci secoue le bras à mon attention et se dirige à grand pas dans ma direction… pour bousculer un jeune homme qui lâche une pile de tract par terre.
« Oh lala, je suis terriblement désolé… »
Mon coloc s’est déjà précipité à terre et aide le pauvre garçon à tout ramasser. Ce dernier, avec des gestes précipités, le regard affolé, éparpille plus qu’il ne rassemble ses documents.
« Attendez, je vais vous aider… »
Je m’accroupis à mon tour, imité par d’autres passants, tout aussi peinés que nous par la détresse de la victime de Joe. Au bout de quelques minutes, nous avons tout rassemblé et correctement présenté en une belle pile.
« M-merci… je suis désolé… je suis tellement maladroit… bafouille-t-il sans lever la tête vers nous.
- C’est ma faute, vraiment, j’étais trop pressé de rejoindre mon coéquipier, s’esclaffe Joe pour détendre le malheureux garçon. Tu tractes pour un spectacle ? »
Une lueur s’allume soudain dans le regard du jeune homme. Il se met alors à nous parler avec fougue de cette compagnie de théâtre et danse qui s’est réapproprié une pièce de Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien.
« Non mais c’est pas parce que je tracte pour eux que je dis ça, mais leur spectacle… pfiou ! Ils ont tout compris à Shakespeare : on rit, on pleure, on s’émerveille. On passe un vrai bon moment. Je vous le conseille ! »
Il nous tend son prospectus, un tendre sourire suspendu aux lèvres.
« Et vous d’ailleurs, vous avez un spectacle ? » reprend-t-il en désignant nos propres affichettes.
Je laisse Joe faire la présentation, qu’il fait, comme d’habitude, avec un mélange subtil de sérieux et de légèreté. Notre interlocuteur le regarde avec concentration, comme s’il prenait mentalement note de tout ce que pouvait dire mon ami. Que voulez-vous, c’est ça le talent.