Elle n'en pouvait plus. La chaleur était à présent telle qu'elle peinait à garder les yeux ouverts. La sueur perlait sur son front et coulait le long de ses tempes, tout son corps semblait avoir été trempé dans un liquide moite et poisseux. Sa peau collait au siège et s'arrachait à chaque mouvement. Elle se sentait sale, mais par-dessus tout, elle avait l'impression de perdre la raison. La fournaise troublait sa vision, altérait tous ses sens. Des lumières dansantes dans ses pupilles, des bourdonnements dans ses oreilles, son corps s'engourdissait. Bientôt, elle s'évanouirait dans ce compartiment sale et puant, à bord de ce train qui était censé la mener à sa délivrance. Mais le destin jouait contre elle, elle le savait.

Discrètement, Erica secoua sa veste en jean pour s'éventer, en veillant à dissimuler les taches rouges sur sa chemise. Malgré les degrés qui se faisaient toujours plus cuisants, plus menaçants, elle devait à tout prix garder cette veste qui la brûlait, qui l'enveloppait dans un brasier interne et ardent. Elle ne devait pas l'enlever. Jamais. « Ils ne connaissent pas la clim ?! », pensa-t-elle pour elle-même. D'un geste agacé, la jeune fille se redressa sur son siège. C'était une honte de traiter ainsi ses passagers par une canicule pareille. Elle avisa le thermomètre accroché dans le sas, en face d'une des portes, qui n'arrêtait pas de grimper. 43°... Et ça grimpait encore. Tout à coup, elle suffoqua, et sa bouche forma une distorsion peu naturelle. « Eh merde ! Non, ne t’énerve pas, pitié… Je sais que tu veux sortir. Mais je ne te laisserai pas gagner, pas cette fois ! » Elle grimaça de plus belle lorsque, arrêté à quai, le train laissa une chaleur plus violente encore pénétrer les compartiments. Une passagère apparut à l'orée du couloir. Erica détourna le regard, et se planqua sous son livre en espérant qu'elle continuerait son chemin sans s'arrêter. Mais le destin jouait contre elle, elle le savait. La grosse dame, d'un âge avancé, se posta devant les sièges de sa rangée et la dévisagea.
- Scusez-moi ! aboya-t-elle sans considération.
Erica leva les yeux vers ce grossier personnage et ses iris virèrent au noir. Le regard mauvais, Elle rétorqua :
- Vous ne connaissez pas la politesse, vous, hein ?
La passagère la toisa avec stupéfaction et prit un air désolé. Erica se râcla la gorge et haussa les sourcils, surprise par son propre élan d'insolence. Ses iris avaient retrouvé leur couleur naturelle. Sa nouvelle voisine, empotée et disgracieuse, s'installa à ses côtés. Et avec elle, plus de chaleur, plus de sueur. Celle-ci ouvrit de grands yeux et balbutia de sa grosse voix portante :
- J'voulais pas vous manquer de respect, mad'moiselle, je parle très fort, je sais... Pardon si j'vous ai importunée. Vous avez pas chaud avec vot' veste ?
Par reflexe, Erica attrapa vivement les bords de son blouson et toisa la vieille avec méfiance.
- Si, j'ai très chaud... continua-t-elle de chuchoter pour ne pas attirer davantage l'attention.
- Pourquoi qu'vous l'enl'vez pas ?
- Je n'ai pas très envie de la porter à la main.
- Bah et vot' sac, il sert à quoi ?
- Je n'ai plus de place dedans...
- R'gardez, vous l'enl'vez, et vous l'accrochez derrière vot' sac, là, comme ça.
- Ne touchez pas à ça !
Elle s'était emportée. Elle s'était emportée et tout le monde l'avait entendue. Embarrassée, Erica se laissa envahir par la peur, l'air lui manqua. Il fallait qu’elle se calme ou tout était perdu. « Respire, respire à fond, détends-toi, souviens-toi ce qu’il s’est passé la dernière fois que tu t’es énervée… ». Au fond, elle ne voulait pas vraiment s’en souvenir, mais un goût amer lui brûla la gorge. L’odeur de fumée qui lui piquait les narines, les flammes qui faisaient pleurer ses yeux rougis, Erica se revoyait dans l’incendie qui s’était subitement déclaré, alors qu’elle se querellait avec son propriétaire. Elle se rappelait avoir serré les poings très fort après qu’il l’ait traitée de gamine écervelée, puis souhaité qu’il souffre autant qu’elle dans son appartement sans climatisation. Là, elle l’avait sentie, Elle, se déployer dans ses poumons comme une boule de feu qui explose. Une déflagration l’avait alors projetée en arrière et quand elle s’était relevée, à moitié sourde, M.Schaf gisait sur le perron. Erica avait à peine eu le temps de prendre son pouls avant de remarquer l’éclat de bois qui traversait son torse rouge. La nausée l’avait empêché de pleurer. Et de respirer. Erica écrasa une larme sur sa joue et chassa ses sombres pensées avant qu’Elle ne déclenche une nouvelle catastrophe. Personne ne semblait choqué outre mesure par son excès de colère et surtout pas sa voisine, qui continuait de déblatérer sur ses problèmes d'oreille infectée qui avait failli l'empêcher de prendre l'avion.
- Tu n’en as pas marre de ses bavardages ? Avoue que tu lui coudrais bien la bouche !
C’était quoi cette voix dans sa tête ?! Erica n’en revenait pas. C’était la première fois qu’Elle s’adressait directement à elle. C’était le premier réel contact avec Elle et Erica en frissonna. Elle devenait de plus en plus forte.
- Ma devise, c’est « tant que la vie continue, n'arrêtez jamais de vous battre.
- Ma devise à moi, c’est « tais-toi ou tu vas le regretter.
- Moi j'profite de la vie, même si j'suis seule.
- Fais-la taire, Erica, ou c’est moi qui le ferai…
- Là j'suis en train de vous parler mais qui sait c'qui va m'arriver en descendant du train ? Je vais pt'être avoir un accident. »
À ces mots, les yeux d’Erica s’assombrirent ; Elle se fendit d'un sourire cruel.
- Quelle bonne idée...
Erica secoua la tête, écœurée par ses propres pensées. Elle se concentrait sur le fardeau qui grandissait dans son esprit comme une horloge prête à sonner. Heureusement, son arrêt n'était plus très loin. Elle regagnerait bientôt son havre de paix et serait libérée.

Soudain, Erica fut propulsée vers l’avant. En une fraction de seconde, le train avait freiné dans un grincement suraigu comme si on avait griffé un tableau noir avec des ongles crochus. Les roues sortirent de leurs rails, faisant trembler tout le véhicule. Il déraillait. Dans sa folle chevauchée, il dévala une pente abrupte, emportant dans son sillage le poids mort que composaient les derniers wagons. Erica tressautait à chaque retombée, s’agrippant de toutes ses forces à son sac à dos. Son estomac ne fit qu’un tour tandis que le wagonnet tombait en chute libre. Dans tout l'habitacle, on n'entendait que cris et chocs. Erica voyait des masses informes défiler à toute vitesse devant ses yeux, mais impossible de dire si c’était des bagages ou de pauvres voyageurs. Au bord des larmes, elle serra les paupières. Un enfant hurla, une vitre se brisa et quelque chose tomba à ses pieds dans un craquement sinistre. Puis le silence. Un silence qui ne dura que quelques secondes, à priori, peut-être une minute. Le train avait terminé sa course sur le flanc, quelques mètres plus bas. Erica rouvrit les yeux. Les valises bringuebalées avaient chu à terre et quelques sièges, dont celui de devant, avaient été démembrés. Pris au dépourvu, tous les passagers avaient été secoués, tantôt tombés à même le sol, tantôt projetés sur leurs voisins, dans des exclamations affolées. Tremblante, Erica ne put retenir une larme de terreur. « Qu'est-ce que tu as fait... » Les lumières des néons vacillèrent. L'obscurité jeta son voile, comme si la nuit était tombée d’un seul coup. Erica se figea sur son siège, couchée sur le flanc, comme le train. On n'entendait rien sinon les souffles haletants des passagers. Les lumières se rallumèrent et avec elles le soleil. Un cri déchira le silence et Erica avisa mille regards braqués sur elle. Elle posa les yeux sur son t-shirt, toujours à l’abri sous une épaisse couche de veste en jean et de sac en toile. Ouf ! Alors seulement, elle tourna la tête. La grosse dame n’était plus là. Erica pouvait littéralement sentir son cœur battre dans sa gorge. La mâchoire tremblante, elle pencha lentement la tête en avant et recula aussitôt, ravalant un haut-le-cœur. Le teint livide, la vieille femme s’étendait à ses pieds, la nuque démantibulée et ses yeux, grands ouverts, pleuraient le sang. Alors que la panique gagnait la foule, la jeune fille se releva calmement, s’épousseta et disparut au-dehors, ne laissant derrière elle qu’une veste en jean dont le revers était ensanglanté.


Dans le brasier de l'air extérieur, Elle marchait vers l'inconnu. Peu importe où Elle irait, Elle s'était libérée, enfin. Le sourire carnassier, Elle savourait sa victoire dûment méritée. C’est vrai, l’autre s’était bien battue, se relevant après chaque chute, retrouvant le calme après chaque tempête. Mais pour finir, c’est Elle qui avait gagné. Elle baissa ses yeux noirs comme la mort sur sa chemise couverte de sang et sourit. Au fond d'Elle, une jeune fille pleurait, en contemplant le chaos qu'Elle avait laissé. Elle avait eu l'espoir mais le destin avait joué contre elle. Elle le savait.